ELDEREW

Le Maître des Eaux ne connaissait aucun moyen. Et d’ailleurs, personne n’en connaissait, sauf peut-être Nocturna. La sorcière du Gouffre Noir possédait plus de pouvoirs magiques que tous les habitants de la vallée. Mais pourtant, elle n’avait jamais proposé d’éliminer Strabo. Une chose était sûre, expliqua le Maître des Eaux : elle n’accepterait jamais d’aider Ben, même en supposant qu’elle en eût les moyens. Elle détestait depuis toujours les rois de Landover, parce qu’ils commandaient au Paladin, qui était plus fort qu’elle.

Les temps changent, se dit tristement Ben.

Il y avait les fées, évidemment, ajouta le Maître des Eaux presque après coup. Elles avaient toujours su comment vaincre les dragons, et c’était d’ailleurs pourquoi ceux-ci s’étaient enfuis (ou avaient été chassés) du pays des fées pour venir s’installer dans la vallée. Malheureusement, elles non plus ne pouvaient aider Ben. Elles n’aidaient jamais personne, sauf de leur propre chef. Elles se tenaient dans leurs brumes, cachées dans ce monde sans âge ni temps, et y vivaient leur vie comme il leur chantait. Ben ne pourrait même pas aller leur demander assistance : nul n’entrait dans le monde des fées pour en ressortir vivant.

Le soir tomba, et le Maître des Eaux déposa Ben devant son logis pour la nuit. C’était une maisonnette de plain-pied comportant plusieurs terrasses et appartements, des jardins fermés et un impressionnant bosquet de Bonnie Blues. Dans le ciel, les avenues de la cité, brillamment éclairées, s’enroulaient dans la forêt en arches dorées. Des rires et des cris de joie résonnaient dans le noir. Pour certains, c’était la fin d’une journée de travail.

Ben entra dans la maison, sentant la soirée de réjouissances promise par le Maître des Eaux pendre au-dessus de lui comme une épée de Damoclès. Il n’avait vraiment pas envie de faire la fête.

Ses compagnons l’attendaient à l’intérieur. Il les salua d’un air las et s’effondra dans un fauteuil à bascule confortablement rembourré.

— Encore un coup pour rien, annonça-t-il.

— Il a refusé de prêter serment ? demanda Questor.

— Plus ou moins. Il m’a promis sa loyauté à condition que je mette fin à la pollution de la vallée par ceux qui y vivent. Je dois leur arracher la promesse qu’ils travailleront à conserver la propreté des lieux avec les habitants de la région des lacs.

— Je vous avais bien dit que ce serait difficile, Sire, triompha Abernathy.

Ben lui jeta un regard. Il ne se souvenait pas exactement que le scribe se fût exprimé ainsi, mais il n’avait rien à gagner à lui en faire la remarque.

— Je crois que vous avez bien manœuvré, Sire, le félicita Questor sans s’occuper d’Abernathy.

— Je vous en prie, Questor, grogna Ben.

— Mais je suis très sérieux, je vous assure ; je craignais qu’il ne refuse catégoriquement. Il était resté loyal au vieux roi par respect pour une monarchie installée au pouvoir depuis des centaines d’années, et par désir de ne créer aucun trouble. Mais les gens de la région des lacs ne se sont jamais vraiment sentis Landovériens ; et ils n’ont jamais été véritablement acceptés par les autres.

— Il existe une autre façon de voir les choses, interrompit Abernathy. Les sujets du Maître des Eaux n’ont fait aucun effort pour s’associer aux autres peuples. Ils restent presque toujours isolés, tout en insistant pour que les autres adoptent leurs valeurs. Ils accusent les autres de répandre par leurs mauvais calculs la maladie et la destruction, mais ils restent bien à l’abri dans leur brouillard et leur forêt !

— Cette pollution dont ils se plaignent tant, est-elle vraiment si terrible ? demanda Ben.

— Assez, oui, répondit Questor. Les seigneurs de Vertemotte exploitent la terre pour y installer des cultures ou du bétail, et ils chassent en forêt. Les trolls creusent des mines au nord et leurs hauts-fourneaux empoisonnent les sources qui alimentent la vallée. Et j’en passe.

— Il est difficile de satisfaire tout le monde, Sire, remarqua Abernathy.

Ben se leva, s’étira et secoua la tête.

— À quelle heure commencent les festivités ?

— Très bientôt, répondit l’enchanteur.

— Un bain, Sire ? Des vêtements frais ? proposa Abernathy.

— Les deux. Et des idées, si vous en avez, pour satisfaire tout le monde et faire reconnaître ce satané trône !

Ciboule et Navet sourirent en sifflant. Ben leur lança un regard noir, fit quelques pas en direction de la sortie, puis s’arrêta.

— Vous savez, cette soirée ne m’ennuierait pas tant si je pouvais trouver un moyen de faire changer d’avis le Maître des Eaux. Mais je n’y crois guère. (Il se tut pour réfléchir.) De combien de temps je dispose ?

— Ces réceptions durent en général toute la nuit, Sire, déclara Questor.

Ben poussa un profond soupir.

— Formidable…

Et il quitta la pièce.

L’évaluation de Questor s’avéra très précise. La fête commença peu après le coucher du soleil et s’éternisa jusqu’à l’aube. Elle était dédiée à la visite du Noble Seigneur de Landover, mais Ben resta sur l’impression que les habitants de la région des lacs auraient pu faire la fête sous n’importe quel prétexte.

La cérémonie s’ouvrit par une procession. Ben fut installé dans l’amphithéâtre avec ses compagnons, ainsi que le Maître des Eaux, sa famille (y compris Salica) et plusieurs centaines d’autres personnes. Des enfants et des jeunes gens porteurs de torches et de bannières colorées défilèrent dans l’arène et y tournèrent tout en chantant, comme un kaléidoscope lumineux.

Des cercles concentriques se formaient et gravitaient lentement les uns autour des autres, sous les cris de joie et les encouragements enthousiastes des spectateurs. Un orchestre rassemblé juste au-dessous de Ben jouait de la flûte, des instruments à cordes et de la cornemuse. C’était une musique légère et cadencée, qui soulevait le défilé et se faisait peu à peu plus rapide.

Bientôt, les cercles se brisèrent en roues plus petites, le tempo accéléra, et les marcheurs devinrent danseurs. Ils tourbillonnaient et tournoyaient dans l’herbe tandis que leurs torches et leurs bannières vacillaient dans les airs. Le vin et la bière circulaient en abondance dans l’arène et sur les gradins ; tous se mirent à taper des mains et à chanter. On entendait dans la forêt d’Elderew les échos de la musique qui emplissait la nuit, tant et si bien que nul autre son ne perçait. Le brouillard se dissipa et l’on put voir les lunes de Landover qui occupaient le ciel comme des ballons gigantesques et colorés. Quelques rubans d’arc-en-ciel filtraient à travers les arbres pour venir se mêler aux flammes des torches et repousser les ombres.

Ben abandonna rapidement l’idée de discuter du serment au trône avec le Maître des Eaux. Nul ne cherchait rien d’autre qu’un moment agréable. Les chants, les cris ruinaient tout effort de conversation normale, et le vin se but à une vitesse qu’il trouva étonnante. Il en accepta un verre par politesse et le trouva fort bon. Il en but un second, car quelle différence un deuxième verre pouvait-il faire ? Puis plusieurs autres furent avalés, et en un rien de temps Ben se trouva très éméché et fort gai. Questor et les kobolds, eux aussi de bonne humeur, burent avec lui, et seul Abernathy s’abstint en murmurant que le vin n’était pas bon pour les animaux. En quelques minutes, ils se retrouvèrent tous à chanter et à taper des mains, sans vraiment savoir pourquoi.

Le Maître des Eaux semblait ravi que Ben s’amusât si bien. Il venait souvent le voir, le visage rouge et les yeux brillants, pour lui souhaiter une nouvelle fois la bienvenue ou lui demander s’il avait besoin de quelque chose. Ben fut tenté de lui donner la réponse la plus évidente, mais il tint sa langue. De toute évidence, le Maître des Eaux était de bonne foi et la gaieté était contagieuse. Ben n’avait pas passé un si bon moment depuis longtemps, bien avant son départ pour cet étrange pays.

La nuit s’écoula, la fête s’emballa, et les spectateurs commencèrent à descendre dans l’arène pour se mêler aux membres de la procession. Les chants et les danses devinrent plus frénétiques, les créatures glissant dans les ombres et la lumière comme si elles étaient restées les êtres magiques de jadis. Le Maître des Eaux prit par la main l’une de ses épouses, une délicate ondine, et la tira avec lui vers l’arène. Il invita à les suivre sa famille, Ben et ses amis, ses sujets. La plupart allèrent avec lui. Ben se leva, hésita, jeta un regard vers l’endroit où Salica était installée, vit que le siège était vide, et se rassit. À quoi pensait-il ? Quelle raison y avait-il de se réjouir ? Les effets du vin se dissipèrent à une vitesse foudroyante, et il se retrouva face à ses échecs de roi, ce qui lui ôta le goût de la fête.

Il se releva, encore étourdi, s’excusa en hâte et se dirigea rapidement vers la sortie de l’amphithéâtre. Abernathy le suivit, mais il renvoya le scribe assez violemment. Il avait vu assez de monde pour un jour, et voulait être seul.

Il se sentit déprimé et découragé. Il avait tellement cru en lui-même au début. Il savait qu’il pouvait être roi de Landover. Il était intelligent, capable, compréhensif, savait travailler en équipe, et comprenait l’impact d’une loi sur la société. Et surtout, il avait besoin de cette épreuve et s’était cru prêt à l’affronter. Mais tout cela ne pesait pas bien lourd dans le déroulement des événements. Ses efforts pour obtenir ne serait-ce qu’une reconnaissance minimale n’avaient servi à rien, et il n’avait récolté qu’une série de serments conditionnels. Les plus proches alliés du vieux roi l’avaient rabroué. Les autres l’ignoraient. Il avait perdu les services du protecteur du roi, qui en était réduit à jouer le rôle d’un revenant dans une maison déserte. Enfin, la Marque d’Acier et ses démons n’étaient qu’à deux doigts de lui tomber dessus.

— Tu es vraiment formidable, Ben Holiday, soupira-t-il.

Un mouvement dans les arbres derrière lui le fit sursauter.

— Ben ?

C’était Salica. Elle sortit du bois et approcha de lui sa silhouette étrange de fantôme vêtu de soie blanche. Sa chevelure verte brillait dans la lumière. Elle ressemblait à un banc de brume qui traverse un lac à minuit sous la lune. Sa beauté était éphémère, mais infinie. Elle vint à lui, la soie de ses vêtements collée contre son corps.

— Je t’ai suivi, Ben, dit-elle dans un souffle. Je savais que tu te fatiguerais et que tu irais dormir. Mais ne dors pas encore. D’abord, viens avec moi. Viens voir ma mère danser.

Il sentit sa gorge se serrer tandis qu’elle se rapprochait.

— Ta mère ?

— Elle est nymphe des bois, Ben, si sauvage qu’elle ne veut pas vivre avec le peuple d’Elderew. Mon père n’a jamais pu la faire venir. Mais la musique l’attire et elle se languit de danser. Elle va venir me chercher sous les vieux pins. Viens, Ben. Je veux que tu sois là.

Elle tendit la main vers lui et s’arrêta.

— Oh, ton visage ! Tu as été battu !

Il avait presque oublié la raclée que Kallendbor lui avait administrée. Salica toucha légèrement son front.

— Je n’avais pas vu de blessures au lac Irrylyn. Tiens.

Elle glissa rapidement la main sur son visage, et en un instant la douleur s’évanouit. Il ne put cacher sa stupéfaction.

— Les petites blessures se guérissent, Ben, chuchota-t-elle. Celles qui se voient.

— Salica…

— Je ne te demanderai plus de venir avec moi – jusqu’à ce que tu sois prêt. (Ses doigts, chauds et doux, s’attardaient sur sa joue.) Je sais qui tu es à présent. Je sais que tu viens d’un autre monde et que tu n’as pas encore trouvé la paix ici. J’attendrai.

— Salica… répéta Ben en secouant la tête.

— Viens, Ben ! (Elle saisit fermement sa main et le tira vers elle.) Allons, dépêche-toi ! Ma mère n’attendra pas.

Ben ne tenta plus de résister. Ils coururent dans la forêt. Elle, vision d’une chose qu’il avait crue impossible ; lui, ombre qu’elle entraînait derrière elle. Ils filèrent entre les arbres, la main dans la main, et il fut bientôt totalement désorienté sans s’en inquiéter. La chaleur de son contact le brûlait, et son désir d’elle se réveilla.

Ils finirent par ralentir, se trouvant dans un bois sombre et humide bien loin de celui d’Elderew. Les échos de la fête résonnaient toujours entre les troncs, lointains et étouffés. Des rayons de lune glissaient jusqu’au sol, où ils formaient comme des taches de peinture. La crinière qui poussait sur le bras de Salica caressait le poignet de Ben comme des barbes de maïs. Elle se faufilait entre les arbres et les fourrés, passant sans bruit entre ces sentinelles géantes et leurs rejetons.

Enfin, les grands feuillus laissèrent la place à des sapins et à des résineux. Salica et Ben se frayèrent un chemin à travers les branches couvertes d’aiguilles et entrèrent dans une clairière. Là, la mère de Salica dansait dans un prisme de lumière colorée.

Elle était minuscule, à peine plus grande qu’un enfant, et ses traits étaient fins et délicats. Ses cheveux d’argent descendaient au-dessous de sa taille, et la peau de son corps svelte était du même vert pâle que celle de sa fille. Elle était entièrement vêtue de gaze blanche, et il émanait d’elle un rayonnement qui semblait produit par quelque lumière intérieure. Tournoyant et bondissant comme animée d’une folie toute personnelle, elle dansait dans la clairière sous la lune, aux accents de la musique lointaine.

— Maman ! appela doucement Salica, les yeux brillant d’excitation et de bonheur.

Le regard de la nymphe des bois croisa celui de sa fille un instant. Mais elle n’interrompit pas sa danse. Salica s’agenouilla au bord de la clairière et attira Ben à côté d’elle. Assis en silence, ils contemplèrent la créature qui exerçait devant eux sa magie.

Combien de temps elle dansa, combien de temps ils la regardèrent, Ben ne le savait pas. Le temps semblait s’être suspendu. Les soucis qui le rongeaient quand il avait quitté l’amphithéâtre avaient perdu toute importance et étaient oubliés. Il ne restait que Salica, lui et cette femme qui dansait. Ils ne faisaient plus qu’un par la grâce et la beauté de cette danse. Il sentait qu’ils étaient désormais étroitement liés par une force qu’il ne comprenait pas, mais qu’il désirait ardemment. Il ne résista pas.

La danse cessa soudain. Il y eut un silence inattendu, et il sembla un instant que la musique s’était éteinte. La mère de Salica se retourna sur eux, puis disparut en un éclair. Ben écarquilla les yeux et entendit de nouveau la musique de la fête. Mais la nymphe des bois s’était éclipsée comme si elle n’était jamais venue.

— Oh, maman ! soupira Salica en pleurant. Elle est tellement belle, Ben. N’est-ce pas qu’elle est belle ?

Ben fit signe que oui et sentit la petite main de sa compagne saisir la sienne.

— Elle est très belle, Salica.

La sylphide se leva en entraînant Ben.

— Ben (elle parlait si bas qu’il l’entendait à peine), je t’appartiens à présent. Le Noble Seigneur et la fille des fées ne feront qu’un. Il faut que tu demandes à mon père la permission de m’emmener avec toi. Tu dois lui dire que tu as besoin de moi, car c’est la vérité, Ben. Et lorsque tu lui auras dit cela, il me laissera partir.

— Salica, commença Ben, je ne peux pas demander…

— Tu es le roi, et ta demande ne saurait être refusée, interrompit-elle en lui plaçant ses doigts sur les lèvres. Je ne suis que l’un des nombreux enfants de mon père, une fille dont la mère ne vivra jamais avec l’homme qui l’a fécondée, et dont la valeur varie avec l’humeur de son père. Tu dois me demander, Ben.

Le visage d’Annie apparut brièvement dans l’esprit de Ben, en contrepoint à la passion que cette jeune femme lui inspirait.

— Je ne peux pas faire ça.

— Tu ne comprends pas la magie des fées, Ben. Je le vois dans tes yeux, je l’entends dans ta voix. Mais Landover est vraiment le cœur de cette magie, et tu dois en accepter les conséquences. (Elle libéra sa main et s’éloigna à pas délicats.) Je dois partir. Je dois puiser ma nourriture dans le sol où ma mère a dansé. Laisse-moi, Ben. Retourne dans la forêt. Le chemin s’ouvrira de lui-même devant toi.

— Non, attends, Salica…

— Demande à m’emmener, Ben. Mon père devra accepter. (Son visage fin se leva vers les rayons de lune qui baignaient la clairière.) Oh, Ben, c’est comme si ma mère était autour de moi, qu’elle m’enveloppait, qu’elle m’attirait vers elle. Je la sens. L’essence de sa personne monte du sol. Cette nuit, je pourrai être avec elle. Va-t’en, Ben. Dépêche-toi.

Mais il restait planté devant elle, refusant de lui obéir. Pourquoi insistait-elle pour lui appartenir ? Pourquoi ne voyait-elle pas que ce qu’elle voulait était impossible ?

Elle tournoyait au centre de la clairière, belle, sensuelle, délicate. Il avait tellement envie d’elle qu’il en eut les larmes aux yeux.

— Salica ! cria-t-il en allant vers elle.

Elle cessa de tournoyer et le fixa du regard, solidement campée sur le sol de la forêt, les bras tendus vers le ciel, le visage levé. Un rayonnement émana soudain de la nymphe, le même que sa mère diffusait pendant sa danse. Salica miroita puis devint transparente et se déforma. Ben se cacha les yeux et tomba à genoux. Salica se transformait sous ses veux, devenait une tout autre créature, ses bras et ses jambes prenaient une teinte foncée et se tordaient tout en s’écartant comme un grand parasol, et ils se fendaient et s’allongeaient…

Ben ferma un instant les yeux et Salica disparut. Un arbre avait pris sa place. C’était celui dont son nom dérivait : un saule. Elle était cet arbre.

Ben, choqué, se sentit envahi par une vague de répulsion. Il tenta de la combattre, mais il n’y avait rien à faire. Salica avait dit qu’elle allait se nourrir dans le sol. Et qu’elle sentait sa mère tendre les bras vers elle. Mon Dieu, quel être était-elle donc ?

Il attendit que la réponse lui parvienne, seul au milieu des brumes et des ombres de la forêt. Il attendit, mais la réponse ne vint pas.

Il aurait pu rester là toute la nuit si Ciboule n’avait pas fait son apparition, sorti soudain d’entre les arbres, pour le prendre par le bras et l’emmener comme un enfant turbulent. Il suivit le kobold sans rien dire, trop stupéfait pour résister. Des émotions contraires faisaient rage en lui, s’acharnaient sur lui. Salica était belle, vibrante, et le besoin qu’il avait d’elle était irrépressible. Et en même temps, il était dégoûté par cette créature qui avait tout d’un être amorphe et pouvait se changer en arbre ou en humain à volonté.

Ils furent vite rentrés. Les autres les attendaient avec inquiétude. Ils firent asseoir Ben et l’entourèrent.

— Vous auriez dû nous parler de cette sylphide, Sire, déclara calmement Questor après avoir échangé quelques mots avec Ciboule. Nous aurions pu vous dire à quoi vous attendre.

— Je l’avais déjà averti que les gens d’ici n’étaient pas comme nous, trompetta Abernathy.

Ben ne savait plus s’il devait rire ou pleurer. Questor fit taire le scribe d’un geste vif et reprit :

— Vous devez comprendre ceci : Salica est la fille d’un ondin et d’une nymphe des bois. Son père n’est qu’à demi humain et sa mère encore moins, car c’est une élémentale qui appartient à la forêt et puise sa vie dans la terre. À sa naissance, Salica a hérité de certaines caractéristiques, et il lui faut se nourrir de la même façon. Elle est polymorphe, c’est-à-dire qu’elle doit sa vie à la fois au monde animal et au monde végétal. Il est donc naturel qu’elle prenne plusieurs formes. Elle ne saurait vivre autrement. Mais je reconnais que cela doit vous paraître étrange.

Ben sentait que son conflit intérieur commençait à se résoudre.

— Pas plus étrange que tout le reste, soupira-t-il.

Il était barbouillé et épuisé. Il avait besoin de sommeil.

— Elle doit tenir à vous, ajouta Questor prudemment.

— Elle dit qu’elle m’appartient.

Questor et Abernathy se regardèrent un instant. Les kobolds contemplaient Ben de leurs yeux brillants.

— Mais ce n’est pas vrai, reprit Ben. Elle appartient à la région des lacs. Elle appartient à sa famille et à son peuple.

Abernathy grommela quelques mots incompréhensibles et s’éloigna. Questor n’ajouta rien. Ben les examina un moment puis se leva.

— Je vais me coucher, annonça-t-il.

Il quitta la pièce, quatre paires d’yeux posées sur lui. Il s’arrêta à l’entrée de sa chambre.

— On rentre à la maison, dit-il. Demain, à la première heure.

Tout le monde se tut. Il referma la porte sur lui et se retrouva seul dans le noir.